Bjarni Gíslason de Kolkustadir, jadis fermier de son état, éleveur de brebis de race, croit fermement aux valeurs ancestrales qui ont cours dans ces terres reculées, loin de l’esclavage amorphe de la grande ville. La lande islandaise, couverte de mousses et de lichens parmi les éboulis de lave, cerne de rares habitations avec d’un côté l’océan et ses criques glaciaires où s’ébattent les phoques et les marsouins, et de l’autre, à bonne distance, la ferme d’Helga et de son époux Hallgrimur, avec à perte de vue les maigres pâtures et les prairies de fauche entre les noirs tertres volcaniques toujours en butte aux vents. Unnur, sa jeune femme, étant stérile et rétive à l’amour à la suite d’une opération malheureuse, des ragots de clocher accusent l’éleveur de tourner autour d’Helga. C’est qu’en sa qualité de contrôleur cantonal des réserves de fourrage, il a accès à la bergerie d’Hallgrimur. Sa manière experte de palper les brebis pour constater l’épaisseur de leur chair, d’enfonçer les doigts dans la toison aux longs poils, ne manque pas de troubler la belle Helga, et son visiteur en retour. Leurs amours torrides dans un coin d’étable, dans les odeurs de suint et d’urine animale, libèrent alors un érotisme païen d’une rustique santé. La nature entière en écho répond par toutes ses fibres à l’amour fou de Bjarni.

Sans cesse accaparé par son élevage, l’obligation de propager l’espèce, son bélier Kutur qu’il mène saillir les brebis ou encore le cocasse trimballement d’une ferme à l’autre de la précieuse baignoire d’urine fermentée pour dessuinter la laine brute, laver le linge et les vêtements, ou guérir les bêtes d’une mauvaise gale, Bjarni confond d’ailleurs allègrement dans son ardeur la belle toison des moutons, la blancheur des agneaux, leur rondeur et leurs belles petites têtes, à la beauté charnelle d’Helga qu’il célèbre comme la plus divine des brebis. Toujours à racler une peau de phoque ou réparer sa barque, à redresser les tréteaux de séchage fléchissant sous le poids des lumps et du poisson, à rassembler les moutons ou à livrer le lait de brebis, le fermier ne pense qu’au moment où Hallgrimur partira dresser les chevaux sauvages dans les fjords de l’est, pour enfin pouvoir goûter « à la douce et purifiante saveur du crime ». Mais Helga tombe enceinte et demande à son amant de fuir avec elle à la ville. « Fallait-il que je déménage à Reykjavík pour creuser des fossés ou construire des barraques pour les Américains ? Que je mette fin à l’élevage de la race ovine léguée par mon bonhomme de père ? » s’interroge le fermier islandais jaloux de sa coriace liberté. De l’après-guerre à nos jours, les saisons filent et les temps changent. Entre la solitude de la lande, la Coopérative et la Société de lecture où on lit volontiers les vivantes sagas d’autrefois, la vie de Bjarni s’écoule ainsi dans un remords torturé de désir et de passion amoureuse refoulée, remords d’avoir refusé de s’enfuir avec sa belle Helga à Reykjavík et d’avoir choisi de rester un rude fermier solitaire avec en face de lui, sous les verres de ses jumelles achetées exprès pour l’épier, le spectacle de la femme adorée désormais indifférente – sans doute même hostile.

En bon Islandais grand lecteur de la Bible et des sagas, Bjarni n’a pu se résoudre à rompre avec un mode de vie immémorial, celui de son père et de ses ancêtres, dans la lande hantée parcourue de légendes. Et son repentir doublé de folle nostalgie lui donne la force, tout au long de cette lettre sans apprêt et d’autant plus révélatrice, de dire le secret d’une âme fruste, pétrie de préjugés, mais paradoxalement comme rachetée, sauvée du néant des vies obscures par cet amour manqué et cette folie amoureuse.

Bouleversante, drolatique et torride confession d’un homme au seuil de sa vie, le roman de Bergsveinn Birgisson, qui place à son insu le lecteur en position indiscrète de voyeur, prend prétexte de cette Lettre à Helga pour renflouer tout un monde en partie révolu, celui de cette vie paysanne traditionnelle confrontée au climat arctique, si solidaire dans son extrême isolement, pétri de conteries immémoriales entre mer de glace et désert de lave.