Catherine Simon | LE MONDE | 22 mars 2013

 La Roumanie communiste, mieux vaut en rire.


Ecrire comme un derviche, en tournant sur soi-même, le récit progressant – à l’image de la
Roumanie ? – par spirales et bégaiements : l’histoire d’Ilie Cazane, fils de Georgette et d’Ilie Cazane père, « personnage non dépourvu de pittoresque, d’après ses amis », nous entraîne, à la façon d’un conte fantastique, dans la vie quotidienne de la Roumanie communiste. Et, stupeur, on rit…

 

Razvan Radulescu, dont c’est le premier roman, de lui-même grandi sous le règne Nicolae Ceausescu. Sa jeunesse a été bercée, si l’on peut dire, par les souvenirs sombres des années 1940 et 1950. Mais le héros de son roman, le jeune Ilie, et le petit monde qui l’entoure, glissent à travers les mailles du filet, loin du récit à thèse et de ses louches de plomb. Premier exemple : le père d’Ilie, sans emploi et roi de l’embrouille, écume les bistrots de Bucarest. Il a le chic pour ne jamais payer sa note – mieux ! pour se faire inviter par les tenanciers-fonctionnaires des gargotes d’Etat. Comme Frédérick Lemaître dans Les Enfants du Paradis (Marcel Carné, 1945), joué par Pierre Brasseur, Ilie père est un citadin au charme fou.

Ayant épousé Georgette, une campagnarde que son air provincial a émue, le voici au village, au milieu de péquenots bourrus, à trimer dans les champs – où il séduit même… les tomates. Les graines qu’il sème donnent, en effet, des légumes géants, hors norme. Le conte de fées – pensez : des tomates pesant le poids d’une “petite pastèque”… – vire au cauchemar, car qui dit hors norme, dans la Roumanie stalinienne, dit arrestation immédiate et interrogatoire musclé. A cause de ces fichues tomates et de ses dons calamiteux, Ilie père, changé en traître au socialisme, va passer de longs mois en prison.

CE PASSÉ QUI NE PASSE PAS

Quand il en sort, son fils est né – mais il n’en saura rien : alors qu’il vient de s’offrir, pour fêter sa libération, une toque de laine, voici que, « de la rue Brezoianu, surgit (…) brusquement un camion qui l’écrasa sans qu’il ait eu le temps de dire ouf et disparut comme s’il n’avait jamais existé ». Exit Ilie père, bien que la scène de l’accident continue de se répéter, dans plusieurs des chapitres suivants, pareille aux ronds dans l’eau que fait le caillou qu’on y jette, avec des variantes ou des raccourcis. Le prénom donné à son fils, Ilie, adolescent éternel et asexué, est un autre symptôme de ce passé qui ne passe pas, et qui se reproduit, d’une génération à l’autre.

Art de l’ellipse et de l’absurde : Razvan Radulescu, en amoureux du cinéma, sait tisser la trame de sa fable, alternant, avec un humour caustique, plans serrés, contrechamps et travellings. Né en 1969, à Bucarest, ce fils de bonne famille a collaboré à l’écriture de plusieurs scénarios de film, parmi lesquels 4 mois, 3 semaines, 2 jours, de Cristian Mungiu (Palme d’or du Festival de Cannes 2007). Le héros de son roman a les allures d’un frère cadet, aux talents saugrenus : le jeune Ilie construit ainsi une « machine à lancer des éclairs », esquisse de caméra, avec laquelle il joue à tuer puis à ressusciter les voisins du village, transformés en acteurs.

C’est une Roumanie populaire et souvent joyeuse que décrit Razvan Radulescu. On y fait tourner les tables, en secret, en invoquant l’esprit de Marx, on y fait « l’amour athlétique » et on y boit de l’eau-de-vie, en se tapant sur les cuisses, tandis que passent les fantômes des victimes du stalinisme et que les fonctionnaires feuillettent, en faisant « des ts ts indignés », les brochures de la propagande soviétique. Un roman baroque et surprenant : du vif-argent.