Une jolie serveuse se promène avec un petit écriteau parmi les tables et annonce : « On demande M. Sapiro ! » Comme personne ne répond, tout se passe très vite dans l’esprit dépressif de Miki, quelques dizaines de secondes peut-être, avant de faire le geste d’acquiescement, le geste de délivrance, et de changer instantanément de vie… Mais que se passe-t-il vraiment pendant ces quelques dizaines de secondes ? Après James Joyce qui fit se dérouler son océanique Ulysse en une seule journée, Benny Barbash réussit l’exploit de restituer les vies imaginaires de son personnage, toutes intriquées avec la vie réelle qu’il veut fuir, dans ce minuscule laps de temps entre le passage de la belle serveuse et ce rapt impromptu d’identité. Voilà notre héros embarqué dans une sombre affaire de trafic de faux international ; il accepte de manière irréfléchie un contrat juteux que lui propose Adam, le richissime amateur d’art atteint d’un mal incurable : refaire un autoportrait au miroir du fascinant Johannes Gumpp, peintre autrichien du XVIIe siècle ; corrélativement, notre faux faussaire entre dans une relation torride avec l’épouse de son commanditaire. La vraie vie de Miki et sa nouvelle existence ne manquent d’ailleurs pas de similitudes : ce qu’on appelle « une mise en abyme », juste au bord du gouffre.
Au cœur de ce brûlant roman d’un faussaire de l’identité – et qui prend argument de l’art du faux pour nous faire découvrir les vertiges de la création –, la question inépuisable du miroir et du double nous entraîne dans de passionnantes digressions sur l’art pictural de la Renaissance ou la folie négociée de génies comme Le Tintoret ou Goya. Par-delà le miroir des peintres, c’est de double vie qu’il s’agit secrètement, ou plutôt de ce dédoublement pervers d’un homme qui se regarde agir. Il y a une extraordinaire jubilation dans ce roman en train de s’inventer, ce work in progress où l’auteur nous présente un miroir à facettes : rien n’échappe à son ironie, voire à son cynisme, pour les rabâchages de la pulsion sexuelle jusque dans l’ennui du couple et ses échappées luxurieuses. Rarement pourtant a-t-on aussi justement exalté les petits bonheurs du désir, comme cet éloge du baiser ou encore le déshabillage minutieux de la serveuse qui accompagne, en quelques secondes de foudre où tout le roman se condense, l’histoire de ce faux faussaire qui se prend pour un autre.
Une fois n’étant pas coutume, Benny Barbash délaisse ici la critique voltairienne de la société israélienne pour s’attaquer à la psychologie d’un Israélien « comme vous et moi ». L’exploit littéraire, on le découvre page après page, tient dans cette fulgurante exploration de l’imaginaire d’une vie, restitué sous toutes ses coutures, à l’occasion d’un léger malaise vagal ou du passage d’une jeune et jolie serveuse demandant « Monsieur Sapiro » pour un appel téléphonique…