Benny Barbash : “La mémoire est un couteau à double tranchant”

Moins connu en France qu’Amos Oz, Benny Barbash est lui aussi l’un des fondateurs du mouvement La Paix maintenant. Mais en Israël, tout le monde sait que ses pièces de théâtre, films et séries télé sont très politisés. Et même, admet-il comme à regret de sa voix douce et profonde, ses romans.  « La politique s’est infiltrée dans toutes les strates de la société israélienne : que l’on prenne un taxi, boive un café ou célèbre Seder, on discute politique. On ne peut y échapper, ni fuir ces questions : elles vous courent après. »

Il n’en va pas autrement de Little Big Bang, un roman drôlement grinçant, à mi-chemin entre la longue nouvelle et la fable politique. Ou comment un père de famille qui commence un régime va devenir la pierre d’achoppement du conflit israélo-palestinien. De fait, le livre s’ouvre ainsi : « Mon père est gros. Ou plutôt, il l’était, jusqu’à ce que des choses étranges lui arrivent, tellement étranges que le lecteur se refusera à croire qu’elles aient effectivement pu se produire. Mais je n’en parlerai que plus tard, le moment venu. Pour l’heure, il ne s’est encore rien passé. »

Pour Benny Barbash, cette habile manière de maintenir le suspense tout en suggérant sa futilité est moins une technique littéraire que « typique de la façon dont les enfants racontent les histoires : par associations d’idées, digressions, sans notions d’espace ni de temps. Faire d’un enfant mon narrateur m’ouvrait un nombre de portes infini. Par le prisme de son innocence, mon histoire pouvait osciller entre ironie et naïveté, et s’enrichir de nombreuses teintes ». De plus, cette « technique » – déjà utilisée dans My First Sony (Zulma, prix Grand Public du Salon du livre 2008) – lui permet d’investir très efficacement (et de décrire, sans filtre ni tabou) plusieurs champs : familial, social, politique.

Soit donc le père d’Assaf – le narrateur, 13 ans à peine. Qui, se trouvant trop gros, se met à tester tous les régimes possibles : comment maigrir en mangeant de tout (dans les quantités voulues mais uniquement entre dix heures et midi), comment perdre cent grammes toutes les six minutes (nouvelle édition du best-seller Comment perdre un kilo par heure), etc., jusqu’à ce que la plus connue des diététiciennes lui conseille… le régime à base d’olives. Neuf jours après qu’il eut manqué s’étouffer avec un noyau, on découvre qu’un minuscule olivier pousse dans son oreille. Comme cette découverte survient au lendemain d’une – trop rare – nuit d’amour, sa femme décide d’abord de l’ignorer et de se rassurer en ouvrant le journal. Et, ma foi, oui, pour Israël, tout semble parfaitement normal : « Grand soleil, chute du cours de la Bourse, deux suspects palestiniens – une fillette de deux ans et un garçon de quatre ans – tués par un jeune Israélien, tireur d’élite chez les parachutistes (…), révélation de quatre affaires de corruption pour des marchés publics (…), peut-être une guerre avec la Syrie pour l’été, et très prochainement la bombe nucléaire aux mains de l’Iran, qui pourra alors anéantir Israël en moins d’une seconde. Ces nouvelles apaisèrent beaucoup Maman, parce que c’était la vie courante. »

Explication : « Quand j’étais à l’armée et que je devais annoncer aux familles un événement tragique, certaines s’écroulaient, mais d’autres ouvraient leur frigidaire, se faisaient un café – une manière de se raccrocher à la vie, à la normalité, et de repousser le moment où il faudrait faire face. » Dramatique ? « C’est malheureusement la réalité. Israël vit sous une menace permanente. »

Ainsi, après moult tentatives de traitement (car, « même lorsque les médecins ignorent l’origine d’une maladie ou comment la soigner, ils s’entêtent à essayer sur le malade une panoplie de soins, selon la théorie qui veut que si l’on tire tous azimuts en pleine nuit, il se trouvera toujours une balle pour faire mouche »), le père va consulter un cultivateur dans les territoires palestiniens. Qui lui conseille – rien de moins – d’apprendre à connaître et à vivre avec cet « arbre têtu ». Il n’aura de toute façon pas le choix puisque l’olivier finit par prendre racine. S’ensuivent des discussions enflammées sur le lien éternel qui unirait le peuple à sa terre.

Enflammées, et sans fin. En effet, Benny Barbash a pris le parti de ne pas en donner car, écrit-il, « depuis, on s’est habitué à vivre avec, l’intérêt diminue et si, malgré tout, il devait se produire quelque chose d’extraordinaire, vous le verrez à la télévision ». Quand on lui fait remarquer que, bizarrement, cette non-fin est beaucoup plus dure et insupportable que celle, pourtant tragique (Yotam découvre son père pendu), de My First Sony, Benny Barbash ne peut réprimer un doux et triste sourire : « C’est aussi ce que pense ma mère. Je voulais trouver une histoire où la fin reflétait la situation sans issue du conflit israélo-palestinien. A bien des égards et pour bien des raisons, l’avenir est totalement bouché. »

Profonde analyse de la société israélienne contemporaine, Little Big Bang est également une fantastique fresque familiale, dévoilant les tensions et les douleurs encore vives qui hantent cette génération post-Shoah, tiraillée entre passé et présent. Pour Benny Barbash, la mémoire est un « couteau à double tranchant : nécessaire pour se construire une identité, mais ennemie du progrès et du changement ». Mais c’est aussi une réflexion sur l’écriture et la parole : « Pour qu’un cri ou un son existe, il faut une oreille pour les entendre, une voix que personne n’entendrait n’existe tout simplement pas », pouvait-on lire dans le décidément formidable My First Sony.

Alors Benny Barbash écrit, préférant, malgré cette histoire à l’apparence loufoque, les explications logiques car, « avec les miracles, on ouvre la porte à trop de fantômes et de fantasmes ». Il ne peut néanmoins s’empêcher de rêver : « Si tous les Israéliens apprenaient l’arabe, ce serait un grand pas. Je reviens de Chine où s’est installé, pour un temps, un de mes fils. Pour moi qui ne comprends pas la langue, c’est une masse compacte de visages, tous identiques et un peu effrayants. Mais il a suffi que mon fils s’exprime dans leur langue pour que les visages s’ouvrent. Pour que la masse compacte devienne plus humaine. Pour que, soudain, il soit au moins possible de parler. »
Emilie Grangeray, le Monde des livres, 25 février 2011