L’article de Jean-Claude Lebrun paru dans L’Humanité le 17/11/11 

« En 2007 paraissait Palestine, qui fut récompensé par le prix Renaudot poche. C’était un récit à la fois superbe et tragique qui se maintenait constamment à hauteur d’homme, puisant là son extraordinaire vigueur. Opium Poppy s’inscrit dans ce lignage. Hubert Haddad y évoque l’itinéraire d’un adolescent afghan bousculé par des forces contraires. Une fois encore, son livre emporte l’adhésion par sa façon de se tenir sur la crête, entre le reportage et la grande prose dramatique.

Un jeune garçon, arrêté sur un quai de gare à la descente d’un train, avait été conduit dans un centre de rétention de la région parisienne. Sur une carte, il avait désigné une zone du sud de l’Afghanistan, dans le Kandahar, sans doute sa région d’origine. Pour essayer de connaître son identité, on avait ensuite commencé de lui énumérer une liste de prénoms. Quand il avait entendu «Alam», son œil s’était «arrondi» et il avait répété les deux syllabes. Mais personne ne pouvait imaginer ce qui se passait au même moment, en écho, dans sa tête. Le roman d’Hubert Haddad se place d’entrée de jeu sous le signe de l’incompréhension et de l’ambiguïté. Il ne sortira pas un instant de cette ligne. Alors que le récit s’installe dans un va-et-vient entre différentes séquences parisiennes de la vie d’Alam et des épisodes antérieurs, dans son pays puis sur la route de l’exil, on peut à chaque instant mesurer combien ce parcours résulte d’une succession de chocs et d’ébranlements auxquels le garçon doit faire face. Les cicatrices qu’il porte à la poitrine et à la tête, comme les stigmates d’une exécution ratée, laissent pressentir les turbulences extrêmes de cette existence.

Le récit restitue ce passé encore brûlant. Alam, son… frère aîné, enrôlé par les talibans. Malalaï, la voisine aux jolis yeux, trop libre et trop savante, qui fut vitriolée, se défenestra à l’hôpital et laissa en lui une blessure toujours à vif. L’école publique, dans laquelle il apprit à lire et écrire. L’armada aéroportée de la coalition et les bandes rivales qui tenaient la vallée. Son premier transport de résine d’opium. Sa propre entrée chez les talibans, à onze ans («le gosse ferait un jour un excellent kamikaze»). La douille fétiche qu’il porte sur lui, souvenir d’une légitime poussée de haine et du meurtre qui s’ensuivit. À cela, Hubert Haddad entremêle l’évocation du présent. La femme médecin qui examine le garçon. La classe d’alphabétisation, parmi d’autres exilés, serbe, kosovars, tutsis. La fugue et l’installation dans un squat à Bobigny. Les petits et grands trafics. L’attaque nocturne d’un gang. L’arrivée de la police et l’ancien «soldat de Dieu» dans la lueur des projecteurs… Une histoire ainsi se trame. D’une impressionnante consistance. D’une formidable portée. Haussant ce personnage de petit paysan afghan à une véritable stature allégorique, sans rien laisser perdre du grain de sa vie. Le garçon, tôt confronté aux interdits et à la violence, au mépris et à la peur, alors même qu’en lui s’affirmait un désir d’émancipation, a dû se construire à grands coups de contradictions, dans son pays puis dans l’exil. Il s’est bricolé un pauvre système de valeurs pour tenter de faire pièce au chaos alentour, et ne s’y retrouve aujourd’hui pas davantage qu’hier. Une arme à la main, dans un petit matin de la banlieue, il achèvera son parcours sans en avoir jamais perçu le sens. Sinon qu’aux damnés de la terre sont réservés, ici et là, le sang et les larmes. »